samedi 8 mars 2014

Populismes et mouvements sociaux Par Marc Maesschalck (UCL-CPDR, ISCO)

Populismes et mouvements sociaux

Par Marc Maesschalck (UCL-CPDR, ISCO)

 

À la question de savoir si le populisme tel qu’il apparaît aujourd’hui sur la carte politique européenne représente ou non une menace pour les options défendues par les mouvements sociaux progressistes en démocratie, ma réponse sera oui ! Mon objectif sera d’indiquer ici les conditions qu’il faudrait remplir pour être en mesure de réagir à cette situation et de reprendre l’initiative politique sur ce terrain.

 

À titre de préambule de cette réflexion, je rappellerai qu’en 2005, Christian Boucq et moi- même avions publié un ouvrage sur l’extrémisme de droite1. Il est sorti en période électorale suite à plusieurs formations politiques dans différents mouvements sociaux progressistes. Dans ce contexte électoral, l’ouvrage a reçu un réel écho. Au niveau syndical, la CNE en a favorisé un usage massif et a organisé plusieurs événements autour de son contenu. La Centrale de l’Alimentation a consacré un séminaire de permanents à la méthode proposée par l’ouvrage. On a aussi discuté de l’ouvrage dans plusieurs fédérations régionales du Mouvement Ouvrier. Mais, une fois l’alerte électorale passée, l’intérêt pour cet enjeu s’est rapidement éteint. De plus, la question des lieux propices de réaction s’est aussi justement et légitimement posée : même s’il est entendu qu’un permanent syndical ou un délégué syndical en entreprise est un relais d’éducation permanente fondamental dans l’action collective, il n’en reste pas moins que sa mission première n’est pas la formation politique de ses affiliés. Le rythme électoral suivi par les fédérations laisse au calendrier l’initiative de la mobilisation et de la réaction, si bien qu’il faut parfois attendre quatre ans avant qu’on ne relance un débat sur l’enjeu de l’extrémisme ou sur celui du populisme, alors que les média reviennent régulièrement sur cette question, en fonction notamment des agendas différents des autres pays. Il nous est arrivé aussi à Christian Boucq et à moi-même d’intervenir sur ces questions dans d’autres secteurs liés à la gestion du chômage (personnel d’une fédération) ou de la santé. Mais, de nouveau, au-delà du jeu de questions/réponses par rapport à certaines interpellations du public et au-delà d’un certain héroïsme individuel, aucune solution structurelle ne peut vraiment être apportée sans un suivi sur le moyen et long termes.

 

Face à cette situation et par manque d’investissement dans un suivi des combats politiques de fonds dans des lieux de coordination structurants, les responsables des mouvements progressistes ont souvent choisi la voie d’un discours rassurant visant à minimiser les risques et à insister sur les chutes de certains résultats électoraux de manière à valider les hypothèses de votes-sanctions, provenant d’une masse indifférente et versatile, généralement sans grand lendemain.

 

Ma première question sera de savoir s’il faut continuer dans cette ligne politique de l’autruche, à savoir minimiser les risques du populisme dans la situation actuelle. 

La seconde question sera celle de mieux comprendre les caractéristiques de ce mouvement politique. La troisième, enfin, les conditions à remplir pour une reprise de l’initiative politique. 

 

1. Faut-il minimiser les risques représentés par la « fièvre populiste » en Europe ?

La thèse que je défendrai ici est que sur un terme d’une trentaine d’années, ou symboliquement, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, le mouvement d’adhésion à des partis populistes et les scores électoraux affichés par les formations composites que les analystes relient à cette mouvance consistent dans un processus à la fois cyclique et croissant ! Autrement dit, effectivement, il existe par pays des périodes de régression, voire des échecs cuisants rencontrés par des formations politiques, notamment après un passage au pouvoir. Ce processus semble vérifier l’idée qu’il ne s’agit que de brèves montées de fièvre et que l’électorat sanctionnant se détourne ensuite de cette pente, déçu de la réalité qu’il découvre. Or, cette lecture est trop rapide, parce qu’elle ne s’intéresse qu’au moyen terme et ne tient pas compte d’une tendance plus lourde qui est l’augmentation des scores récurrents de ces formations ou de nouvelles formations émergentes reprenant le même terrain en assimilant les erreurs tactiques des formations précédentes. On peut affirmer que, depuis les crises de 2008 et 2011, ce mouvement s’est largement confirmé, précisément dans le cadre non pas d’une crise conjoncturelle, mais bien d’une crise de système, depuis longtemps latente et dénoncée par ces factions politiques.

Sur le premier aspect du mouvement, l’aspect cyclique, c’est une tendance que nous connaissons bien en Belgique, puisque le recul du « Vlaams Block – Belang » a été suivi par un bref sursaut du CD&V pour conduire ensuite, en pleine crise de régime, à un raz-de-marée toujours mal contenu de la N-VA. L’échec du Vlaams Belang (ni d’ailleurs le succès de la N- VA, comme nous le verrons ensuite) n’est pas un phénomène isolé en Europe. Entre 2004 et 2008, plusieurs formations populistes subissent un net recul ou s’écroulent, notamment en Pologne où la Ligue des Familles Polonaises et le parti Autodéfense de la République de Pologne se sont effondrés aux élections de 2007, après des scores historiques aux élections de 2005, en Slovaquie où le Parti national slovaque a accusé un net recul en 2010 et en 2011 après des scores historiques en 20062, en Bulgarie où l’Union nationale Attaque s’est écroulée en 2011 après des scores historiques en 2005, 2006 et 2009, en Roumanie, où le Parti de la Grande Roumanie a disparu de la carte politique en 2008 alors qu’il était devenu la deuxième force politique du pays entre 2000 et 2004

 

Mais ces mouvements cycliques induisant parfois des mécanismes de transferts de voies comme en Grèce entre Aube Dorée et l’Alerte populaire orthodoxe (aux élections de 2012),

ou en Autriche avec la scission du FPÖ (Parti autrichien de la liberté) en 2005, – ces mouvements ne doivent pas en cacher un autre, plus fondamental depuis le début du XXIe siècle et qui est celui d’une croissance régulière de certaines formations qui s’installent dans différents espaces politiques et apprennent à occuper l’espace ainsi conquis. Si certains journaux estiment qu’il n’y a pas à s’alarmer d’une « fièvre populiste » en Europe4, force est de constater que sur la carte politique européenne, les choses se passent autrement. De fait, et à la faveur des événements rappelés plus haut, avant 2008, seulement quatre pays ont affiché des scores qui dépassent les 10%. Mais entre 2008 et 2011, ce chiffre passe de quatre pays à neuf pays et cette fois, dans ces neuf pays, c’est la barre des 15% qui a été franchie. Enfin, en 2013, il s’agit maintenant de 12 pays qui passent la barre des 10% (trois fois plus qu’avant 2008 !) et parmi eux, trois s’approchent des 30%, tandis qu’un quatrième s’approche des 20% ! Il n’y aurait donc aucune raison de s’inquiéter de toute évidence ! D’autant plus qu’à horizon 2014, les élections européennes vont offrir à ces formations qui montent en puissance une tribune idéale pour imputer à l’Europe et à ses « servants » (les partis traditionnels) tous les malheurs qui frappent les citoyens en cette période de crise. Une excellente rampe de lancement pour des partis comme le UK Independence Party (UKIP) qui a réalisé des scores exceptionnels dans les communes où il se présentait en mai 20135. À cet égard, la carte proposée sur le site de TV5 info mérite réflexion.

Une analyse plus fine de cette carte peut être réalisée en croisant ces résultats avec certains indicateurs de développement économique. Des journalistes ont ainsi noté que plusieurs petits pays affichaient en même temps des résultats en faveur des partis populistes avoisinant les 15% tout en bénéficiant de taux de chômage inférieur à 5%, c’est-à-dire en subissant beaucoup moins que d’autres pays européens l’onde de choc de la crise. J’ai voulu approfondir cette piste en croisant les résultats des partis populistes avec d’autres indicateurs humains imaginés pour déterminer le taux de bonheur dans un pays ou une région ainsi que le niveau de bien-être estimé d’un pays. Pour y arriver, j’ai utilisé l’indicateur de bien-être élaboré par l’OCDE7 et le World Happiness Report 2013 publié par le Earth Institute de l’Université Columbia

En croisant ces données, on remarque qu’un groupe de cinq pays se détache avec des caractéristiques communes très marquées : ils se trouvent dans le « Top 10 » des pays affichant le meilleur indice de bonheur sur 156 pays au monde, ils ont un résultat supérieur à 7 sur l’échelle de bien-être de l’OCDE et se classent également dans les pays aux indicateurs les plus favorables dans l’Union Européenne. Il s’agit des pays surlignés en jaune dans le tableau qui suit, à savoir l’Autriche, la Finlande, la Norvège, les Pays-Bas et le Danemark. C’est ce que j’ai choisi d’appeler le « Populisme des gens heureux... » !

 

Il ne s’agit en aucun cas de mettre ces pays à l’index, mais de corriger les images des votes populistes qui tendraient à en faire une sorte de vote-repoussoir de populations désespérées ou en déshérence, à la recherche de solution miracle à son-mal être : des précarisés sociaux, des exclus, ces populations qui ne comprennent pas les grands changements engendrés par la mondialisation, qui n’en profitent pas et cherche à être rassurées...

On observe plutôt des populations qui ont bien tiré leur épingle du jeu dans la nouvelle donne économique mondiale et qui entendent préserver leurs acquis en s’assurant de leaders politiques dévoués d’abord à leur cause. On pourrait ainsi parler d’un mouvement de classe moyenne aisée, à distance de la précarité, socialement bien intégrée et identifiée et, en allant plus loin dans les indicateurs, on peut même ajouter sensible au rôle de l’engagement civique ainsi qu’à l’importance du travail comme valeur d’intégration sociale10. Quand on croise encore ce groupe de pays avec les enquêtes européennes de valeurs11, on s’aperçoit qu’ils affichent un fort taux de tolérance et de respect d’autrui12 et préfèrent l’intégration nationale à des attitudes xénophobes

Tous ces éléments ne sont évidemment qu’approximatifs et comparatifs, mais ils ont pour fonction de déstabiliser une image préconçue et de montrer la nécessité de la tâche proposée par Rosanvallon si l’on veut réellement relever le défi posé par ce phénomène politique, à savoir commencer d’abord par « repenser le populisme » en question, ne pas s’arrêter aux images préconçues et héritées du passé

 

2. Repenser le populisme

La première partie de notre réflexion a déjà tenté de modifier l’image habituelle du ou des populismes. Celle-ci mobilise souvent la référence à des histoires qui même si elles sont instructives nous renvoient plutôt au XIXe siècle ou au début du XXe siècle, comme le boulangisme par exemple en France ou le mouvement de James B. Weaver aux Etats-Unis, ou encore nous embarque carrément vers d’autres continents comme le péronisme d’Argentine.

Ces mouvements du XIXe et ceux hérités de cette époque sont à forte densité intellectuelle à l’image des activistes russes antitsaristes qui voulaient mobiliser les masses paysannes contre le régime

Les définitions qui s’inspirent de ces références donnent dès lors une place prépondérante à la doctrine et aux valeurs sur l’action

 

Mais force est de constater que les partis populistes qu’on rencontre actuellement en Europe constituent plutôt un ensemble relativement composite d’idées et de programmes et que le rapport qu’ils entretiennent avec un corpus de valeurs dépend en fait de leur succès électoral, de l’audience qu’elle leur donne dans un contexte déterminé. Les valeurs traduisent plutôt une stratégie de positionnement et non l’inverse. C’est dire que pour repenser ces acteurs, il faut se détacher du cadre hérité du XIXe siècle, ce qui implique de couper court au primat accordé tant à l’idéologie qu’au « peuple ». Les partis populistes actuels sont des vecteurs faibles d’idéologie. Comme nous l’avions déjà avancé avec Christian Boucq dans notre ouvrage de 2005, ils jouent à la manière d’amplificateurs de différents mécontentements sociaux : suivant les contextes, ils seront nationaliste et eurosceptique, ou indépendantiste et pro-européen, anti-immigration et islamophobe d’un côté, ultra-libéral et anti-taxation d’un autre, ou encore proche des conservateurs et légaliste ailleurs

 

Quant à la référence au « peuple » comme un sujet idéal qui devrait exercer sa souveraineté sur l’avenir d’une nation ou d’un territoire, elle est aussi obsolète, car ce qui est premier c’est d’abord l’idée plus vague qu’il faudrait oser une vraie liberté, rester indépendant et maître de son destin, renouer avec un vrai progrès social. Le qualificatif « populaire » est loin d’être l’apanage de ces partis qui apparaîtront plus sous le label de « Parti de la liberté », « Parti du Progrès », « Parti de l’indépendance », les partis qui veulent être porteurs d’un avenir. Au sein du Parlement européen, on les retrouve partagés entre le groupe « Europe libertés démocratie » et le groupe des minorités régionalistes l’« Alliance libre européenne », alors que c’est la droite chrétienne qui se retrouve dans le « Parti populaire européen ».

Ces partis doivent donc être compris autrement et d’abord essentiellement comme des unités stratégiques de prise de pouvoir. Ils attirent par leur capacité de présenter leur action politique de manière nouvelle et différenciée dans un espace politique complexe, hyper-hiérarchisé, constamment soumis aux conflits entre niveaux de pouvoir et cherchant en permanence à renvoyer la responsabilité de ses blocages et de ses impuissances vers d’autres niveaux de pouvoir. Dans ce contexte, le populisme c’est d’abord une stratégie de mobilisation sociale dont la caractéristique première est, comme le suggère Ernesto Laclau

 

Cet appareil polémique possède, à mon sens, quatre dimensions principales: il est dénonciateur, électoraliste, autoritariste et amplificateur.

La fonction de dénonciation est dirigée vers l’échec du système en place, tant politique qu’économique et accuse prioritairement l’incompétence et l’impuissance des élites dirigeantes. Si les élites possédantes ne sont pas épargnées, c’est plutôt pour leur laxisme et leur indifférence à l’égard des errements des élites dirigeantes. La deuxième cible de la dénonciation est représentée par l’ensemble de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, tirent profit d’un système mal dirigé et laissé à l’abandon par les nantis. Il s’agit donc d’une dénonciation sur un mode secondaire qui peut facilement se moduler et s’effacer si besoin, en fonction de sa réception par le public. Les « profiteurs » ou les « opportunistes » ne sont coupables de rien d’autre que de tirer parti de l’incompétence et du laxisme ambiant. Ceci vaut aussi bien en fonction des auditoires et des circonstances de toutes les catégories d’allocataires sociaux, des chômeurs, des absentéistes, des étrangers, des immigrés, etc. Leur mention veut d’abord indiquer un système malade à réformer en urgence et des responsables impuissants.

Il y a ensuite l’électoralisme prédominant. Les discours sont organisés pour mobiliser, rassembler et tirer parti de la désaffection électorale, voire de l’ennui politique généralisé, a fortiori en situation de crise. C’est toujours le mode de la promesse et de l’engagement hypothétique qui prévaut et qui se conjugue avec les processus de dénonciation. L’électoralisme se concentre aussi sur des lignes de fractures locales, sur des victoires montées en épingle dans des circonscriptions érigées en symbole. Il vaut mieux frapper fort dans un endroit particulier qu’apparaître plus faiblement même sur une ligne de front. La stratégie du UKip au Royaume-Uni ou celle de la N-VA sont caractéristiques à cet égard. Le symbole l’emporte sur la recherche d’efficacité. Le nom du parti grec « Aube dorée » est à lui seul tout le symbole d’une stratégie d’accroche.

À la dénonciation et à l’électoralisme se combine une posture autoritariste présente aussi bien dans le discours sur les solutions et que dans les modes d’organisation interne. D’un côté, c’est plus la force de décision et d’exécution qui importe que l’originalité des solutions. Il faut oser, assumer ses choix, aller jusqu’au bout de ses options, refuser les demi-mesures, éviter de reculer, etc. Une solution passe par une politique autoritaire si elle veut aboutir et mettre un terme aux multiples tergiversations de ceux qui profitent du système. D’un autre côté, la posture autoritariste ne se limite pas au discours. 

 

Les partis en question sont organisés sous un

mode autoritaire, avec le culte du leadership (plus que des leaders) : dans ce cas, et à la différence du culte de la personne qui a souvent caractérisé les mouvements extrémistes radicaux, il est plus question d’un type de rapport désinhibé au pouvoir, l’affirmation de la capacité d’en jouir, la signalisation de la puissance, même si elle peut prendre des tours burlesques ou de vaudeville. Exercer l’autorité dans un groupe, c’est être fort avant d’être juste.

Enfin, ces partis retrouvent aussi une caractéristique que nous avions longuement développée dans notre ouvrage de 2005 à savoir la fonction d’amplification. L’enjeu d’un positionnement sur les questions sociales ne relève pas pour eux d’un processus de diagnostic et de proposition, élaboré éventuellement par différentes formes de consultation. Se positionner consiste d’abord à amplifier le mécontentement social, à s’en faire le relais prioritaire, y compris dans la forme (les mots, le langage, les éventuels raccourcis), le dépositaire et le porte-parole légitime. C’est à travers cette fonction d’amplification que peuvent résonner des peurs (à orientation xénophobe), des besoins sécuritaires (reprenant les stéréotypes imposé par l’anti-terrorisme au niveau international), des crises identitaires (recourant pêle-mêle à la nation, à la région, au sang, aux valeurs, voire à la couleur et même à la classe). C’est à travers cette fonction d’amplification que l’on peut trouver l’écho illusoire d’une structure idéologique qui n’est en fait que divers segments de langage ré-emboîtés pour signaler un malaise social, une peur de perdre un certain bien-être.

Ces quatre fonctions décrivent une sorte de « moteur à quatre temps » qui permet à l’appareil de prise de pouvoir de ces organisations de se positionner dans l’espace du débat politique et de se présenter en allié de tous les malaises sociaux, tout en dénonçant la source de ceux-ci (élites et profiteurs) et indiquant la nécessité d’une voie politique plus autoritariste.

Cet appareil de mobilisation politique est d’autant plus efficace qu’il peut se créer des alliés chez les acteurs opportunistes qui pensent l’instrumentaliser pour un moment. C’est dans cette optique qu’il est du reste fondamental de distinguer trois formes de populisme : celui des discours, celui des mesures et celui de l’action politique organisée. Force est de constater que l’hameçonnage par les discours fonctionne parfaitement. Il ne manque pas de responsables politiques à court d’idée qui se laissent aller d’un écart pour accuser des « profiteurs » (assujettis sociaux, demandeurs d’asile, chômeurs, « rom »...). Ces dérapages alimentent évidemment la fonction d’amplification et rend difficile la résistance à la fonction de dénonciation du populisme quand on devient soi-même provisoirement un dénonciateur. Ensuite, en contexte électoral, le champ de dérapage peut s’élargir et concerner des mesures tapageuses et cyniques ciblant clairement des groupes sensibles. On n’est pas loin d’embarquer alors dans une politique autoritaire de solution à l’emporte-pièce, en apparaissant toujours comme une copie manquée néanmoins de l’original. Reste l’ultime faux pas : celui qui consiste à accepter de collaborer avec l’appareil de pouvoir proprement, au nom d’un savant calcul électoraliste, toujours en pensant instrumentaliser sans soi-même être instrumentalisé. C’est alors la quatrième fonction qui est activée et en trois étapes le moteur s’est mis à fonctionner à plein rendement, puisque ses quatre fonctions ont été sollicitées.


On comprendra mieux dès lors comment un tel appareil politique peut se déployer facilement au niveau de la gouvernance locale d’abord, par une tactique de contamination basée sur des alliances ponctuelles sur le plan rhétorique (propos), sur le plan pragmatique (mesures limitées), et sur le plan institutionnel (gouverner ensemble).

Dès lors, comme le suggère le schéma ci-dessus, ce qu’on pensait n’être qu’une tactique, dans un cadre maîtrisé, devient en fait un maillon dans une stratégie d’implantation sociale et politique qui dépasse les calculs court-termistes des opportunistes.

Ajoutons à cette force stratégique de l’appareil populiste en contexte de crise et de tentation opportuniste, l’articulation d’une face visible et d’une face cachée

Ce point est capital car l’action opportuniste contribue largement à renforcer la stratégie double et donc à mieux oblitérer la face cachée. L’alliance s’effectue en effet avec la partie visible de l’appareil. Mais celui-ci a deux autres caractéristiques majeures qui ne sont pas suffisamment mises en évidence : l’anti-intellectualisme et l’anti-parlementarisme, qui en constituent comme la face cachée.


L’anti-intellectualisme se manifeste constamment dans les interactions avec la presse. Les journalistes sont particulièrement ciblés, accusés d’être trop partiaux dans leur approche des partis populistes, trop enclin à dénoncer, sur la base de « principes gauchisants ». Mais ce qui leur est surtout reproché, comme parfois par la droite traditionnelle, c’est de ne pas être représentatifs de l’opinion, de constituer une corporation d’intellectuels majoritairement de gauche, avec une vision inadaptée de la société, coupés des réalités sociales et des attentes de la majorité de la population. Le même raisonnement vaut pour les « spécialistes » et « experts politiques » convoqués par la presse, représentatif d’un moule idéologique partagé par des élites politiques, mais en décalage par rapport aux populations. Il faut partir du désarroi social et y répondre au lieu d’intellectualiser les problèmes.

L’idée d’une « démocratie directe » qui se met directement à l’écoute du désarroi et des peurs et promet d’y apporter des solutions est aussi à la base d’un anti-parlementarisme caché. Si l’électoralisme consiste à se faire accréditer par le système en place, à le contaminer et à l’envahir, ce n’est pas d’abord pour le faire fonctionner, mais pour le subvertir par une nouvelle approche aux antipodes des discussions interminables entre représentants de différentes tendances. Le véritable courage politique réside dans l’action en force, directe, pour réveiller le corps social et lui redonner son dynamisme en tirant parti précisément des forces de mécontentement qui s’y expriment, mais que le parlementarisme contribue à dissoudre. Il faut mettre fin aux débats et aux compromis pour agir concrètement, répondre de manière directe à la plainte sociale.

Toutes ces caractéristiques visibles et cachées font des partis populistes des appareils de prise de pouvoir d’une nature particulière. D’un côté, ils capitalisent sur les peurs sociales vécues par des populations plus effrayées par la peur de la peur que directement et réellement menacées. D’un autre côté, ils occupent un espace politique déserté par les non professionnels, un espace en manque d’image attractive, en sommeil par rapport au rythme électoraliste combinant sursaut (en année électorale) et assoupissement (en cours de

législature) au profit de la délégation aux professionnels. Ce vide du sens de la vigilance politique et de la participation aux différents niveaux de pouvoir est alors exploité par une rhétorique de dénonciation et l’illusion de restauration d’un sens fort du pouvoir avec des solutions immédiates, à distance des tergiversations intellectuelles et des compromis.

La force de ces partis ne provient donc pas uniquement de leur capacité stratégique et de leurs tactiques d’alliance, encore moins de leur programme ou d’une quelconque idéologie. Ils bénéficient aussi d’un « effet de société » : ils sont le produit d’un contexte social dans lequel ils agissent de manière opportuniste sans nécessairement mesurer toutes les conséquences ni de l’effet de contexte qui les poussent (d’où les échecs récurrents, puis leur réanimation par le contexte lui-même, comme en Slovaquie). C’est la raison pour laquelle une analyse plus approfondie serait encore utile car leur action pourrait bien en partie les dépasser y compris sur le plan stratégique. En voulant profiter du vide partiel de l’espace politique, d’une certaine désaffection et désertification de ces mécanismes participatifs empilés inévitablement prisonniers du clientélisme, les partis populistes produisent un effet second, une sorte de choc en retour, un effet de réveil. Mais il ne s’agit pas d’un réveil citoyen, basé sur des mécanismes de proximité, animé par un volontariat tentant de trouver, par subsidiarité, des réponses mieux adaptées en expérimentant collectivement, en s’essayant et créant des niches ou des micro-laboratoires de nouvelles pratiques démocratiques. Il s’agit du réveil imaginaire à un nouveau pouvoir de maîtrise du Réel, une autorisation donnée à de nouvelles idées d’action, la licence de s’affranchir – peut-être provisoirement, exceptionnellement – de certaines limites pour saisir des solutions trop longtemps retardées (passer enfin à l’acte).

De ce point de vue, on pourrait comparer ce rôle, en partie involontaire, des partis populistes avec le rôle rempli par les sectes de réveil religieux dans d’autres pays en désarroi social et économique

Toutes proportions gardées évidemment, là où des pays à forte religiosité vivant des situations sociales et économiques difficiles ont leurs sectes de réveils religieux, les pays de l’hémisphère nord touchés par une crise ou effrayés à l’idée d’être atteints dans leur situation de bien-être ont leurs sectes de réveil politique. Le point commun que nous voulons mettre en évidence est naturellement le rôle, en partie involontaire et en partie volontaire, d’un mécanisme de réveil dans un secteur de la vie sociale. Sur le plan volontaire, il s’agit d’un mécanisme essentiellement opportuniste consistant à capter un besoin, pour en tirer parti et l’utiliser dans une logique particulière, indépendante d’ailleurs des sources du besoin.

 

 

Le réveil est alors conçu comme un processus de capture sociale d’une émotion, d’un malaise pour le réorienter vers une offre de satisfaction calibrée sur des bases et des intérêts indépendants de ceux dont on capture l’émotion ou le malaise

Mais en même temps, sur le plan involontaire, le mécanisme de réveil, n’est lui-même possible que dans un contexte miné par l’assoupissement et l’angoisse de se confronter à un Réel sauvage. Il alimente le délire paranoïaque des assoupis en les projetant vers des solutions imaginaires. Sans le vouloir, le mécanisme de réveil produit ainsi des « éveillés » comme autant d’objets disponibles, réceptifs à un ordre nouveau, dont il ne maîtrise rien lui-même, qu’il ne cherche en aucun cas à tester et à expérimenter, encore moins à évaluer collectivement26. Il produit une force sociale de transgression des limites démocratiques. Le pire est que couplé à sa part volontaire, ce mécanisme s’imagine (vision opportuniste sous- évaluant la part des assoupis) pouvoir garder le contrôle... Or il y a un point de basculement vers l’autodestruction dans le délire paranoïaque non traité que tant Adorno que Gramsci ont bien repéré dans l’illusion d’un usage politique instrumentaliste de la peur sociale !


3. Comment agir face au risque populiste ?

Si notre analyse est exacte, les partis populistes présentent, sur un terrain social favorable à l’activation et à la récupération d’une sorte de peur collective, un mécanisme de renforcement et de capture de ce malaise27. De fait, ces partis forcent le passage vers la construction d’un ordre imaginaire conflictuel qui permet de nommer les menaces issues d’un réel angoissant et de compter les maîtriser. Ces partis sont ainsi le substitut d’une fonction politique et sociale de guérison d’un délire paranoïaque : ils figent les sujets apeurés dans l’imaginaire du conflit et de la domination.

Il ne s’agit pas ici de poursuivre une espèce de psychanalyse des mouvements populistes, mais de bien comprendre les ressorts d’action collective sur lesquels s’appuie le populisme comme « mouvement d’éveil politique » et donc comme mécanisme d’interpellation des citoyens fixant les conditions d’une nouvelle parole politique. Revenons à notre comparaison entre secte d’éveil religieux et partis d’éveil politique. La secte d’éveil apporte plus que des solutions miracles ou un imaginaire magique : elle fournit un langage pour stopper l’angoisse engendrée par le chaos du Réel et elle détermine les bons comportements subjectifs qui permettront d’éviter le retour de l’angoisse, en changeant d’approche politique et en adoptant systématiquement le point de vue des dominants sur les dominés, des masses authentiques sur les groupes infiltrés, des nationaux sur les étrangers, des honnêtes citoyens laborieux sur les délinquants oisifs des cités, des adoptés bien assimilés sur les clandestins désœuvrés, etc.

Pour s’opposer et agir, il faut, dans un premier temps, toucher directement non au délire lui- même, mais à la part volontaire du mécanisme d’éveil et d’interpellation utilisé par les partis populistes. Le plus grand risque est d’apporter des discours moraux sur le respect et la différence, sur la richesse d’une société multiculturelle ouverte, etc. comme s’il s’agissait de donner plus de place à des significations encore mal assurées, alors que la place pour ce travail n’existe pas dans le délire paranoïaque. Un tel travail est certes utile, mais il a surtout la vertu d’encourager et de renforcer dans leurs convictions ceux qui n’éprouvent pas le besoin d’alimenter un conflit imaginaire pour s’en sortir. Mais, en même temps, pour tous les autres qui sont déjà captifs d’un tel besoin ou qui y sont plus sensibles à cause de l’angoisse ressentie face au Réel, cette voie ne fait qu’ajouter au conflit imaginaire dans lequel les enferment les partis populistes. Pour déstabiliser ces derniers, il ne faut pas contrecarrer point par point le délire qu’ils cherchent à alimenter, mais il faut contrecarrer le mécanisme opportuniste d’éveil, le dispositif visant à capturer le malaise pour l’orienter vers les réponses autoritaires.

Le problème n’est pas dans les idées d’abord, mais dans le type d’action collective proposé et mis de l’avant. L’action collective est au cœur des dispositifs de prise de pouvoir : ce n’est d’abord, pour certains, qu’une méthode pour « cimenter », une émulation participative, des focus-groupes, des recettes marketing, du réseau, des communautés de pratique, etc. Tous ces dispositifs sont au service d’un processus qui, dans le cas du populisme, va viser à fixer le passage de l’angoisse individuelle vers la structure polémique d’un imaginaire de parti nouveau, fort et authentique, capable de donner du sens.

Or ce qui s’oppose directement à une telle stratégie d’éveil est bien connu dans le milieu des organisations sociales progressistes. C’est la stratégie d’éducation collective, voire d’apprentissage social, qui permet au sujet participant de prendre ses distances par rapport aux solutions imaginaires pour envisager de nouvelles formes de coopérations, tout en sachant qu’elles seront toujours imparfaites, mais aussi toujours améliorables par le même type de processus. C’est le chemin de l’éducation permanente, dont nous savons, avec Piaget notamment, qu’il passe nécessairement par la coopération intellectuelle dans l’élaboration des solutions et par l’apprentissage simultané de l’autogouvernement. Mais, il y a des conditions préalables à la mise en place de tels mécanismes.

L’enjeu est dans un premier temps d’agir sur le plan volontaire en enrayant le mécanisme opportuniste d’éveil, donc en s’évertuant fondamentalement d’offrir des lieux pour faire politique autrement, pour contourner l’assoupissement. La clé de ce type d’action est de mobiliser « avec » plutôt que « contre ». Ceci suppose d’identifier des parties prenantes et de les engager dans un processus de recherche commune. Quel est le/les « nous » qui peut « faire avec » ? Qui est le/les nous concernés par les « Rom » ? Si c’est l’État, le Ministre de l’intérieur, c’est un enjeu délégué. Si c’est « nous tous », c’est un enjeu dilué ? Qui est le/les « nous » des enfants atteints de maladies incurables, des personnes âgées dépendantes, des exclus de l’aide sociale, etc. Délégation, dilution du problème ou reconstruction par l’association de « différents nous » ? Tel est l’enjeu.

Pour reconstruire ces lignes de partage social et associer des « nous », des lieux sont nécessaires et ceux-ci permettraient de « recoloniser » l’espace public trop déserté.

Ce n’est que dans un deuxième temps que le délire paranoïaque peut être travaillé et dépassé collectivement. Si l’on échappe à l’illusion produite par un mécanisme de réveil opportuniste projetant dans un imaginaire de conflit et d’autodestruction de la société, il devient possible de construire positivement un nouveau rôle social dans un espace démocratique en voie de reconquête citoyenne.

Pour le moment, l’éducation permanente doit d’abord chercher à multiplier des niches d’action collective sur les lignes de partage social, TOUT EN fédérant ces niches et en traduisant leurs attentes dans un projet commun. C’est la basse nécessaire pour restaurer les conditions de construction de nouveaux rôles démocratiques.

Étrangement, ce qui semble plutôt faire défaut actuellement réside moins dans les principes d’une solution, ou même dans la capacité de sa mise en œuvre, que dans le rapport aux lieux appropriés pour agir et dans le rapport aux publics concernés.

1/ Comme ensemble de mouvements sociaux progressistes, nous ne pouvons apporter de réponse spécifique et parcellaire à des mécanismes qui misent tout sur des émotions d’angoisse diffuse et disséminée, susceptibles de se reconstituer dans tous les secteurs face à ces publics spécifiques : migrants, travailleurs sans emploi, allocataires sociaux, malades, aînés dépendants, marginaux, jeunes en décrochage scolaire, femmes voilées, etc. Il n’y a donc pas d’intérêt à chercher des réponses segmentées.


Une réponse politique suppose un renforcement d’espaces de coordination à l’encontre des stratégies de repli sur les « core business » !

 

2/ Les voies d’accès aux publics concernés posent aussi problème. La professionnalisation des mouvements et des partis politiques signifie aussi une restriction de plus en plus grande de la base de contact réel de ces institutions démocratiques avec des sympathisants et, à travers eux, avec des indifférents. Les actions d’assistance ont pris le pas largement sur les actions de résistance. Il faut reconquérir l’espace culturel de l’action collective, travailler d’abord autrement avec nos publics, oser des transversales organisationnelles soit sur des bases géographiques, soit sur des bases thématiques.

 

3/ Face au risque populiste :

  • -  notre message politique commun est-il clair ?

  • -  nos pratiques politiques communes d’éducation permanente tiennent-elles

    suffisamment compte de ce risque politique, et dès lors, sont-elles suffisamment

    politiques ?

  • -  nos actions culturelles communes sont-elles suffisamment visibles et concertées

    pour offrir un autre horizon d’avenir ?

  • -  avons-nous identifié clairement dans nos différentes organisations les catégories de

    bouc-émissaire qui apparaissent ? Cherchons-nous à les mobiliser spécifiquement ? Parvenons-nous à les mettre en contact avec celles des autres organisations ?

  • -  Ces groupes-cibles participent-ils à l’élaboration de formations politiques capables de répondre aux agressions qui les frappent pour dépasser celles-ci et parvenir à identifier les vrais enjeux qu’ils perçoivent ?

  • -  Ces groupes-cibles sont-ils mobilisés pour établir un ensemble de recommandations pour un positionnement politique fort anti-populiste ou bien ... pensons-nous encore à leur place ?

    Ceci n’est certes pas une liste exhaustive de questions à traiter, mais quelques questions essentielles pour construire un plan d’action, non seulement face au populisme mais aussi pour construire notre projet de société égalitaire.

    Marc Maesschalck Louvain-la-Neuve, Le 6/12/2013.

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