dimanche 23 mars 2014

Robert Reich : « Refuser la croissance, c’est faire preuve de myopie »


Robert Reich : « Refuser la croissance, c’est faire preuve de myopie »


 Robert Reich, professeur à Berkeley, est l’ancien secrétaire au Travail de Bill Clinton, spécialiste des inégalités. Il est aussi le héros d’un documentaire pédagogique et militant, « Inequalities For All », réalisé par Jacob Kornbluth et présenté par Rue89 le 4 mars, suivi d’un débat électrique.

EXTRAITS DE L'ENTRETIEN

Parlons de l’Europe, où les inégalités augmentent aussi. La situation est-elle comparable ?
L’Europe va dans la même direction que les Etats-Unis, même si les inégalités ne sont pas si extrêmes. Ce sont les mêmes mécanismes du capitalisme moderne qui sont à l’œuvre.

Est-il plus facile de lutter contre les inégalités sur le vieux continent ?
D’une certaine manière, oui. Vous avez une tradition social-démocrate que les Etats-Unis n’ont pas. Chaque fois que j’entends un dirigeant d’entreprise européen parler de « flexibilité du marché du travail », je suis tenté de lui demander ce qu’il signifie par « flexible ». Veut-il parler de rendre plus flexible le travailleur en lui donnant une meilleure éducation, une meilleure formation, l’accès au capital ? Ou alors parle-t-il de donner aux employeurs plus de flexibilité pour virer les travailleurs, baisser leurs salaires, combattre les syndicats ?

Je crains que la réponse ne soit la numéro deux...
Flexibilité est un mot réversible. Si cela signifie « des salaires plus bas » et « moins de droits » pour les travailleurs, c’est quelque chose qui accroîtra les inégalités.

Le débat en Europe porte sur la flexibilité, mais aussi sur l’austérité.
L’austérité, c’est un attrape-nigaud. Je comprends le désir de contrôler les dépenses publiques, mais les Européens doivent garder en tête que le problème, d’un point de vue macroéconomique, c’est le rapport entre la dette publique et la taille de l’économie. Si l’austérité ralentit la croissance, elle peut aggraver la situation en amoindrissant encore plus ce ratio.

Les règles complexes de la zone euro rendent aujourd’hui très difficile une politique de relance de l’économie... En France, François Hollande n’a pas réussi à agir sur la demande, malgré ses promesses de campagne. Il en est réduit à agir sur l’offre, en baissant les charges des entreprises. Peut-on sortir de l’austérité tout en restant dans le cadre de l’euro ?
Il est important de distinguer les problèmes. Il est possible, par exemple, de faire de l’austérité en accroissant les taxes sur les riches et en finançant davantage l’investissement public. Vous pouvez réduire un déficit sans réduire les dépenses publiques et l’investissement public. Je ne le conseille pas, car je pense important de maintenir la demande globale, mais je constate que c’est possible.
Le débat sur l’austérité est donc différent du débat sur les inégalités. Le premier porte sur les dépenses et les impôts ; le second porte sur les individus et les familles.
Un troisième débat porte sur l’euro. Il est clair que l’euro handicape les économies de l’Europe du Sud, dont les biens proposés à l’exportation sont trop chers : l’euro donne un avantage compétitif caché à l’Europe du Nord. Les exportations des pays du Nord sont en réalité subventionnées... L’euro doit donc être repensé, mais c’est un débat différent des deux premiers.

Dans la mesure où l’austérité pénalise l’économie des pays européens, affaiblit les plus fragiles sans trop affecter les plus riches, elle a pour conséquence d’accroître les inégalités. Il y a bien un lien entre les deux...
Oui, il y a un lien entre les deux, mais il est important qu’on comprenne bien qu’il s’agit de problèmes connectés, mais différents. Les Etats-Unis n’ont pas le problème de l’euro, ils ne connaissent pas autant que l’Europe le problème d’austérité, et pourtant, les inégalités augmentent...

La croissance décline de décennie en décennie et elle est très faible aujourd’hui. Ne faut-il pas repenser notre économie en faisant abstraction de cette idée de croissance qui, de toute façon, n’est pas durable sur le plan écologique ?
 On aurait tort de partir du principe que le déclin de la croissance est inévitable et que le système social devrait par conséquent s’ajuster, maigrir à cause d’une croissance devenue faible.
Le problème principal, en Europe comme aux Etats-Unis, c’est que la demande est insuffisante, qu’elle vienne du gouvernement, à travers les dépenses courantes ou les investissements, ou qu’elle vienne des ménages, à travers leur pouvoir d’achat. C’est pour cette raison que la croissance est très faible. Les exportations sont faibles car l’économie chinoise ralentit (et elle est si importante que si elle ralentit, tout le monde ralentit). Si elle ralentit, c’est parce que la croissance en Europe ou aux Etats-Unis est faible : on est dans un cercle vicieux.
Des gens s’inquiètent des limites de la croissance, mais la refuser, c’est faire preuve de myopie. La croissance ne signifie pas forcément davantage d’utilisation de ressources ou plus de pollution. En fait, elle peut aboutir à l’inverse : un meilleur usage des ressources et moins de pollution. La définition de la croissance, c’est davantage de capacité à faire des choses variées. Avec de la croissance, les pays peuvent décider de faire moins de changement climatique, moins de dépendance aux énergies carbonées, ou de meilleurs services de santé, ou une meilleure éducation pour tous, ou plus d’espaces verts...

Mais si vous voulez changer le contenu de la croissance pour aboutir à une croissance vraiment « verte », cela prendra du temps... L’a-t-on ?
Cela peut prendre du temps, oui, mais quand vous pensez à ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale, on est passé d’une économie de guerre à une économie de paix en moins d’un an ! C’était une conversion autrement plus importante !
Si nous en avons la volonté politique, nous pouvons générer une croissance verte, centrée sur la capacité des êtres humains à vivre une vie pleine et heureuse. Si nous en avons la volonté politique, nous pouvons avoir une croissance qui améliore la vie des pauvres sur l’ensemble de la planète. Il n’y a pas de limite aux besoins des hommes et il n’y a pas de limite aux capacités d’innovation du cerveau humain. Imaginer un avenir « réduit » serait à courte vue.

Vous êtes optimiste...
Je suis très optimiste, car je suis assez âgé pour l’être. Je m’intéresse à l’Histoire : lorsque je ne m’occupe pas d’économie ou de politique, j’étudie l’hHistoire. Et je sais que l’Histoire évolue par cycles.
Aux Etats-Unis, lorsque le capitalisme va trop loin, nous le réformons. Nous le sauvons de ses propres excès. Nous l’avons fait entre 1901 et 1913, nous l’avons fait dans les années 30, puis encore dans les années 60, nous l’avons fait un peu dans les années 90...
Il y a des problèmes, mais qui ne sont pas insolubles. L’économie doit fonctionner pour tous. C’est nous qui fixons les règles. Il n’y a pas d’économie à l’état de nature. Le problème auquel nous sommes confrontés n’est pas un problème économique, c’est un problème politique.

Et pourtant, nous n’avons pas tiré les leçons de la récente crise financière : on annonçait que tout changerait, que la finance serait mise au pas, mais rien de tout cela n’est arrivé...
Il n’y a pas eu de changement fondamental : les inégalités continuent à se creuser, on continue à avoir des banques « too big to fail ».
Il y a eu quelques progrès quand même. Aux Etats-Unis, nous avons mis en place pour la première fois quelque chose qui se rapproche d’un système national de santé. C’est une grande avancée pour mon pays. On ne peut pas dire que rien ne se passe : le cynisme, voilà l’ennemi.

http://rue89.nouvelobs.com/2014/03/23/robert-reich-refuser-croissance-cest-faire-preuve-myopie-250771

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